L’humanité porte en elle de nombreuses évolutions sur tous les sujets possibles, dont les troubles de santé mentale. En effet, ce n’est pas du jour au lendemain que ceux-ci ont vu leur émergence et leur acceptation. Il s’agit également du cas des troubles de comportements alimentaires. Il serait possible de discuter de l’histoire des troubles alimentaires pendant des heures sans arrêt, mais nous nous attarderons spécifiquement sur trois grands aspects influençant le trouble alimentaire comme il se présente aujourd’hui : son émergence au travers des années, sa qualification en tant que maladie, puis l’état actuel et ses facteurs de risque modernes.
Sachez que seuls les troubles alimentaires en lien avec l’image corporelle, donc la peur de prendre du poids et le désir de minceur, seront discutés aujourd’hui. Autrement, d’autres troubles alimentaires ne se basant pas sur ces deux aspects existent : le Pica, le mérycisme ainsi que le trouble de restriction et évitement de l’ingestion alimentaire.
L’émergence
Les premières traces du trouble alimentaire remontent à la période hellénistique s’étalant autour de 323 ans avant notre ère à 31 ans avant notre ère (Hemingway, 2007). Cette période a été marquée par plusieurs grands événements comme la mort d’Alexandre le Grand et les conquêtes romaines. À cette époque, des écrits montrent déjà la présence de jeûnes religieux. Bien que certains jeûnes religieux aient des objectifs moraux en lien avec des croyances saines, le jeûne demeure un facteur de risque au développement d’un trouble alimentaire. Il est difficile d’établir les objectifs de tels jeûnes à une époque où l’appellation du trouble alimentaire n’existait pas. Il est établi cependant que plusieurs recherchaient la purification de la famine induite par soi-même (Dell’Osso, Abelli et al., 2016).
Au Moyen Âge, vers le 13e et 14e siècle, on observe l’apparition du jeûne comme étant un signe de pureté souvent pratiqué par les femmes. Nommé anorexie mirabilis, signifiant la perte d’appétit miraculeuse (Forcen, 2013), ou encore anorexie sacrée, on qualifiait la pratique de « filles à jeun » puisque le jeûne était considéré comme un trait féminin (Dell’Osso, et al., 2016). Un cas plus connu de cette pratique est Sainte Catherine Benincasa de Sienne, née en 1347 et décédée en 1380 à l’âge de 33 ans (Forcen, 2013). Elle était une militante et auteure catholique qui consacrait toute sa vie à la religion et utilisait le jeûne et des comportements associés à la boulimie afin de s’auto-infliger de la douleur, tel aurait vécu Jésus Christ. Certains avaient une vision davantage liée à l’inanition, soit l’épuisement induit par défaut de nourriture (Dictionnaire Le Robert, s.d.). Par cela, on basait la source des comportements sous la possession démonique. Pour certaines personnes, le jeûne dépassait leur religion et menait à des conséquences comparables à l’anorexie moderne, soit la malnutrition et le décès par les complications physiques de la famine (Forcen, 2013).
Durant la période de la Renaissance, l’association religieuse a diminué et on y observait de nouvelles formes de comportements alimentaires restrictifs (Dell’Osso et al., 2016). Les croyances expliquaient encore les comportements sous la sphère spirituelle, mais aussi matérielle et médicale. Sous la sphère médicale, on décrivait la restriction alimentaire comme une «atrophie nerveuse» liée à un «état mental morbide et malade» (Dell’Osso et al., 2016, traduction libre).
Les écrits et preuves concernent alors majoritairement l’anorexie. Lorsqu’il est question de boulimie, elle semble avoir été davantage discutée durant la dernière décennie. C’est en 1979 qu’elle est d’abord abordée par un psychiatre (Muhlheim, 2020). Par contre, des écrits rapportent que les vomissements provoqués étaient une pratique en Égypte ancienne, en Grèce, à Rome et en Arabie dans le but de prévenir des maladies transmises par la nourriture (Muhlheim, 2020). Quant à l’accès hyperphagique, le trouble est décrit uniquement vers 1959 par un psychiatre qui amène le « syndrome de l’alimentation nocturne » (Muhlheim, 2020). Plus tard, il rectifie le comportement et propose la frénésie alimentaire autant diurne que nocturne.
Certains contextes mondiaux et sociaux ont également eu une incidence sur le développement plus accru des troubles de l’alimentation, telles la Deuxième Guerre mondiale, l’industrie pharmaceutique et les centaines de diètes créées au fil du temps. Nous vous recommandons la lecture du livre Anti Régime de Christy Harrison afin d’en apprendre davantage sur l’évolution de la culture des diètes durant la période de l’industrialisation.
Nous pouvons donc remarquer des thèmes récurrents comme la présence de croyances spirituelles mésadaptées et l’idéologie de pureté au sein du jeûne. Aujourd’hui, il est clairement établi que les troubles alimentaires sont un trouble de santé mentale et que de s’en rétablir est possible.
Sa qualification en tant que problème de santé mentale
Il a fallu quelques décennies avant que les troubles alimentaires ne soient officiellement vus comme un trouble de santé mentale à traiter et non comme une pratique religieuse pure. C’est en 1873 que Sir William Gull, un médecin et physicien britannique, nomme le terme «anorexie nerveuse» sous la sphère psychiatrique en excluant la spiritualité (Eating Recovery Center, 2022). Il mentionne également que les femmes comme les hommes puissent en souffrir. Quelques années plus tard, le médecin Charles Lasègue appuie ses propos avec ses propres recherches. Dans les années 1900, plusieurs posent leur hypothèse quant à la cause du développement du trouble alimentaire. Au niveau psychanalytique, certains croyaient en la manifestation d’un mécanisme de défense face à la peur inconsciente du désir d’imprégnation au niveau oral, soit le désir de se faire endoctriner dans une idéologie (Dell’Osso et al., 2016). Au niveau social, en 1960 et 1970, on accordait une immense importance à l’environnement familial dans le développement du trouble alimentaire et ce, qu’elle soit en lien avec le besoin de contrôle de soi au sein de la famille ou le besoin de se séparer de sa famille (Dell’Osso et al., 2016). Au niveau psychologique, d’autres parlaient du trouble alimentaire comme une façon de se punir et un véhicule de manifestation d’autres psychopathologies (Dell’Osso et al., 2016).
Deux grands ouvrages de référence en psychiatrie décrivent les troubles de santé mentaux : le DSM, étant de manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’American Psychiatric Association, puis le CIM, la Classification Internationale des Maladies par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Plus communément utilisé au Canada, nous ne mentionnerons que le DSM pour la suite de l’histoire. Les troubles alimentaires ont d’abord vu leur entrée dans le DSM-III en 1980, puis se sont modifiés avec les différentes révisions et rééditions du manuel (Galmiche, Déchelotte et al., 2019). Dans la dernière version, le DSM-V de 2013, on observe les trois principaux troubles alimentaires associés à l’image corporelle et le désir de perte de poids : l’anorexie, la boulimie et l’accès hyperphagique (APA, 2013). Il contient également un ajout sous le nom de «trouble de l’alimentation ou de l’ingestion d’aliments» (non spécifié ou spécifié), soit lorsque les critères d’un trouble alimentaire ne sont pas comblés ou lorsqu’on observe certaines particularités en ajout aux comportements de base du trouble alimentaire.
Aujourd’hui, le DSM-V définit les troubles alimentaires comme des «perturbations persistantes de l’alimentation ou du comportement alimentaire entraînant un mode de consommation pathologique ou une absorption de nourriture délétère pour la santé physique ou le fonctionnement social» (APA, 2013). Sa qualification est de type catégoriel; c’est-à-dire une façon de diagnostiquer les individus selon les critères vers un trouble précis. Cette façon de fonctionner est très critiquée puisqu’elle laisse peu de place à la diversité des symptômes et du vécu. Une approche plus fluide, comme un continuum, pourrait être de mise pour plusieurs troubles, dont les troubles alimentaires. D’ailleurs, à la Maison L’Éclaircie, nous travaillons avec le continuum allant de la restriction à l’excès alimentaire afin de visualiser les comportements alimentaires. Nous croyons qu’une même personne peut se déplacer sur le spectre au cours de sa vie à plusieurs reprises.
C’est donc au fil des années et avec beaucoup de recherches que les troubles alimentaires ont finalement été acceptés comme trouble de santé mentale. Même si des critiques demeurent présentes face à leur conceptualisation, sa qualification globale aide à fournir un traitement adéquat vers le rétablissement pour l’instant.
L’influence des médias
Les années 2000 ont exacerbé les médiums médiatiques disponibles. Plusieurs de ceux-ci ont malheureusement eu une part à jouer dans l’amplification du taux de troubles alimentaires durant cette période. Une des grandes sources puise dans les standards de beauté nocifs largement partagés suite à l’arrivée d’Internet dans la population générale autour des années 1990. En effet, malgré tous ses avantages, Internet aussi eu l’inconvénient d’intensifier la propagation d’influences négatives, comme les communautés pro-ana et pro-mia, par exemple. Celles-ci permettent aux communautés vivant un trouble alimentaire de s’encourager et de se conseiller dans leur comportements. Les individus y sont souvent en grande détresse et sous de lourds risques pour leur santé mentale et physique. Certains réseaux sociaux sont d’ailleurs tombés sous l’emprise de la glorification de la détresse psychologique. Souvent vu chez les jeunes filles, le phénomène de la sad girl (fille triste) prenait une allure d’auto-sabotage et de mélancolie réconfortante. On y voyait des photos maussades de jeunes filles minces, des cigarettes, des citations prônant les idées suicidaires, la dépression et l’automutilation. Les individus plus vulnérables pouvaient alors facilement tomber sur du contenu valorisant leurs blessures et difficultés. Il s’agissait d’un grand melting pot de facteurs de risque à développer un trouble alimentaire.
Dans les médias occidentaux de base, la situation était similaire. Les magazines adoraient énormément utiliser des images chocs de minceur afin d’augmenter leurs ventes. Des célébrités comme Nicole Richie, Paris Hilton, Angelina Jolie et Kate Moss représentaient des icônes de minceur perçues autant positivement que négativement. Plusieurs manchettes incluaient les mots «anorexie», «mince», «perte de poids», etc. À l’opposé, on y voyait aussi également des mentions de «régimes miracles», «diètes» à la mode et plusieurs critiques sur des célébrités ayant pris du poids. Au niveau cinématographique et télévisé, et encore aujourd’hui, il était commun que les acteurs gros obtinssent le rôle du personnage drôle et stupide. Très rarement ces acteurs étaient des personnages rationnels et neutres qui possédaient une estime d’eux adéquate. L’usage de fat suit, soit des costumes imitant un poids plus élevé, a d’ailleurs été présent à plusieurs reprises afin d’illustrer des personnages avec peu d’estime, de piètres habitudes de vie et une perception d’eux dénigrante.
Aussi, des films montraient couramment des acteurs minces jouant des personnages perçus comme étant gros et déprimés, comme Bridget Jones, The Duff ou Samantha Jones de Sex and the City. Ces représentations extrêmement stéréotypées et faussées ont eu un grand rôle à jouer dans notre perception du poids.

Un peu plus tard, davantage vers les années 2010, la complète minceur a vu une légère diminution pour laisser place à la masse musculaire. Chez les femmes, des fesses bombées, et chez les hommes, des biceps gonflés et abdominaux marqués. Malgré ce changement de «mode», la grossophobie persistait puisqu’être gros était toujours dénigré. Dans ces années, nous avons vu apparaître les influenceurs de fitness et l’augmentation des publicités de plan alimentaire, nombreuses diètes et programmes d’entrainement à la maison. Au fil des années, le maquillage et la présentation de soi ont été influent, mais une hausse de ce genre de contenu a vu son apparition avec l’émergence des Youtubeurs beauté qui donnent trucs et astuces sur le maquillage, les vêtements, l’alimentation et l’entraînement, et ce très souvent malgré leurs faibles connaissances en la matière. Les vidéos What I eat in a day (ce que je mange dans une journée) ont fait surface et ont augmenté la propension à se comparer et douter de ses propres choix alimentaires. C’est également durant ces années, jusqu’à aujourd’hui, que l’idéologie du bien-être est montée au top de la popularité. Ayant à la base une moralité saine, les compagnies l’ont utilisé à leur avantage, et donc à notre désavantage. Les diètes ont tranquillement modifié leur approche en tentant de se déguiser sous des habitudes de bienveillance et d’intuition, alors que dans les faits, elles recommandent des habitudes non durables qui présentent des risques pour la santé physique et psychologique.
Toutes ces diverses émergences ont influencé l’intensité de la grossophobie et les opportunités à se comparer. Il n’est donc pas étonnant qu’entre 2000 et 2006, les troubles alimentaires ont eu une hausse de 3.6% et entre 2013 à 2018, une hausse de 7.8% (Galmiche et al., 2019).
Avec tous ces messages véhiculés, les médias ont influencé les standards de beauté vers la minceur et la grossophobie. Cependant, les standards de minceur préétablis ont également influencé les médias à partager ce type de contenu dans un but monétaire. Ce cycle d’influences sans fin rend difficile, encore aujourd’hui, de s’en sortir complètement. Les valeurs et croyances actuelles sont teintés par ces images et messages publicisés. Derrière toutes ces années se cache la culture des diètes. Celle-ci représente l’idéologie orchestrant nos croyances que la minceur est prestigieuse et mieux, qu’elle est synonyme de santé et de bien-être, et même pour certains, synonyme de bonheur. Cela ajoute à la pression de vivre dans la minceur et sous un certain portrait physique. Il n’est donc pas étonnant que le taux de trouble alimentaire ait pris de l’expansion au courant de cette décennie. De plus, la plupart des influences nommées sont encore présentes en 2022. De grands changements au niveau des perceptions individuelles autant que dans les normes sociétales sont à mettre en place.
L’état actuel
La pandémie de 2020 a eu des effets ravageurs sur plusieurs problématiques, dû à notre isolement social et les stresseurs engendrés par l’incertitude et le changement de routine. Les divers confinements ont obligé les gens à demeurer chez eux, entourés de nourriture et avec peu d’option d’activité physique. Le tout a propulsé de l’insatisfaction corporelle et l’usage de la nourriture afin de combler l’ennui ou le stress. Les taux de trouble alimentaire a donc explosé et il demeure difficile d’évaluer son évolution durant les prochaines années. Plusieurs organismes et milieux hospitaliers se retrouvent, encore en 2022, dépassés par les demandes d’aide.
Sous un angle plus positif, la vision générale des troubles alimentaires commence tranquillement à se modifier. On y retrouve plusieurs mouvements anti-régime et positif envers tous les types de corps (comme body positivity et health at every size). Les préventions générales, comme le font la Maison L’Éclaircie, ANEB Québec, Arrimage Estrie, ÉquiLibre et plus encore, aident à amener l’heure juste sur les croyances associées à la grosseur du corps et les comportements malsains dans l’alimentation. Les nutritionnistes, médecins, infirmiers/infirmières et intervenants/intervenantes semblent véhiculer de plus en plus une ouverture d’esprit face au poids et à la santé globale.
Évidemment, il demeure tout de même des standards de beauté irréalistes et dangereux, autant chez les femmes que les hommes. Il est important de continuer de s’informer sur les dangers d’une alimentation désorganisée et d’un mode de vie axé sur l’apparence puisque ces deux éléments peuvent mener à des conséquences à long terme sur la santé physique et psychologique. Cependant, nous savons à la Maison L’Éclaircie que le rétablissement d’un trouble alimentaire et d’une insatisfaction corporelle est possible. Avec une aide professionnelle et le désir de vivre une vie saine et satisfaisante, il est possible d’apprendre à accepter son corps et développer une alimentation équilibrée et ajusté à nos besoins.
En conclusion
Les troubles alimentaires en ont vu de toutes les couleurs et ont plusieurs sources possibles, selon le contexte culturel et sociétal présent. Leur taux demeurent élevés actuellement et une augmentation des ressources est nécessaire afin de faire face aux demandes d’aide. Rappelons-nous que de l’aide existe, malgré tout et qu’il est possible de s’en sortir.
Un texte par Élisabeth Nolan, intervenante sociale à la Maison L’Éclaircie
Références
American Psychiatric Association. (2013). Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux. (5e ed.).
Dell’Osso, L., Abelli, M., Carpita, B., Pini, S., Castellini, G., Carmassi, C. & Ricca, V. (2016). Historical evolution of the concept of anorexie nervosa and relationships with orthorexia nervosa, autism, and obsessive-compulsive spectrum. Neuropsychiatric Disorder Treatment, 12, 1651-1660. doi: 10.2147/NDT.S108912
Dictionnaire Le Robert [en ligne]. (s.d.). Inanition. https://dictionnaire.lerobert.com/definition/inanition
Eating Recovery Center. (2022). Let’s Get Real About the History of Eating Disorders. https://www.eatingrecoverycenter.com/blog/eating-disorders-history
Forcen, F. E. (2013). Anorexia Mirabilis : The Practice of Fasting by Saint Catherine of Siena in the Late Middle Ages. American Journal of Psychiatry, 170(4), 370-371. doi : 10.1176/appi.ajp.2012.12111457
Harris, C. (2019). Anti-Diet : Reclaim your time, money, well-being and happiness through intuitive eating. Little, Brown Spark : New York.
Hemingway, C. (2007). Art of the Hellenistic Age and the Hellenistic Tradition. https://www.metmuseum.org/toah/hd/haht/hd_haht.htm
Galmiche, M., Déchelotte, P., Lambert, G. & Tavolacci, M. P. (2019). Prevalence of eating disorders over the 2000-2018 period: a systematic literature review. American Journal of Clinical Nutrition, 109, 1402-1413. doi: 10.1093/ajcn/nqy342
Muhlheim, L. (2020). History of Eating Disorders. Are Eating Disorders a Modern Illness? https://www.verywellmind.com/history-of-eating-disorders-4768486
Statistiques Canada. (2021, 24 mars). Évaluations que font les Canadiens des médias sociaux dans leur vie, No 36-28-001 au catalogue. Ottawa. doi : 10.25318/36280001202100300004-fra. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/36-28-0001/2021003/article/00004-fra.htm