Non, Linda, je ne t’ai pas oublié.
Certes, quand j’ai décidé que j’en avais fini avec toi, j’aurais bien aimé que tu disparaisses. Je voulais laisser nos années de vie commune derrière moi et redéfinir qui j’étais sans que tu me souffles les réponses. Du moins, tes réponses. Je te l’accorde cependant, au début, ça me plaisait.
Tu sais, j’étais continuellement en remise en question et je me sentais brimée dans mes décisions par les limitations inhérentes à mon jeune âge. Tu as tout de suite compris que j’étais parfaitement disposée à adhérer à une philosophie qui faciliterait mon existence. J’avais de grandes ambitions, je voulais réussir ma vie et je ressentais déjà l’anxiété de me surpasser. J’étais prête à d’importants sacrifices pour y arriver. On dit que certaines personnes sont amoureuses du concept de l’amour ; moi, c’était avec la performance que j’entretenais une idéalisation malsaine. C’était d’autant plus ironique que j’avais seulement une idée floue des objectifs que je choisirais d’atteindre.
Tu m’avais laissé une forte impression lors de nos premières rencontres par les amis, la parenté et les activités sportives. L’adolescente douée et incomprise que j’étais a naturellement été attirée par ton influence et ta notoriété. Tout le monde semblait t’avoir déjà croisé quelque part ; les idées que tu prônais seraient donc une base fiable pour forger ma personnalité, non ? L’ordre des choses était évident : j’avais soif de validation et de reconnaissance, tu indiquais clairement la voie à prendre pour y arriver. J’avais une vague conscience que tes dogmes ne faisaient pas l’unanimité, mais comme mon entourage et les médias y adhéraient tous à divers degrés, je me suis lancée à ta rencontre. Je n’ai pas été déçue ; pour autant que je creuse un peu, tu avais réponse à tout. Ta présence à mes côtés est rapidement devenue rassurante. Nos interactions atténuaient mes craintes et me faisaient sentir en contrôle de ma destinée.
Je n’ai pas partagé à mes proches que je te fréquentais dorénavant. En conservant le secret sur notre relation, tu incarnais un ange gardien, un ami imaginaire juste à moi, qui faisait partie de mon équipe afin de favoriser ma réussite. Un vieux dicton misogyne dit que derrière chaque grand homme se cache une femme ; dans mon cas, ce serait toi qui te cacherais derrière la grande femme que je deviendrais. Je n’avais pas honte de toi, mais pour que la magie opère, il fallait que tu demeures mon code de triche au difficile jeu de la vie.
Fidèle à tes promesses, j’ai observé des changements dans mes relations avec les autres en suivant tes préceptes. Je semblais percevoir de l’envie et de l’admiration de la part de mes pairs, ainsi qu’une certaine fierté de ma famille de la femme que je devenais. Ils étaient tous loin de soupçonner notre liaison, supposant probablement que ma récente évolution était causée par la puberté.
Puis, peu à peu, notre relation s’est corsée. Tu modulais les objectifs que tu chérissais pour nous deux sans me consulter. Convaincue que tes opinions étaient supérieures aux miennes, tu voulais de plus en plus de pouvoir décisionnel, si bien que tu utilisais tout évènement et produit culturel que nous consommions comme argument pour légitimer ta domination. Tu avais un avis sur tout : ce que je devrais manger, les vêtements que je devrais porter, les gens que je devrais fréquenter et admirer. Partout où j’allais, tu me surveillais ; un comportement déplacé de ma part allait assurément me mériter un discours de déception lorsque nous serions à nouveau seules. Tu étais contrôlante, irrationnelle et envahissante, soit le combo parfait pour une relation toxique. Malgré mon instinct qui me disait de me méfier, je t’ai laissé t’installer, prendre ton aise. Les semaines, les mois, les années ont passé sans que j’aie le courage d’adresser mon insatisfaction à ton égard. À mon insu, tu t’es immiscé dans les diverses sphères de ma vie, si bien qu’à un moment, je ne nous distinguais plus l’une de l’autre.
Quand tout allait bien, j’en venais parfois à oublier ton existence. Il me semblait que je m’en étais remise, que c’était fini, ce temps-là. J’étais naïve cependant ; tu ne m’aurais pas libéré de ton emprise sans que je ne me révolte. À la place, tu veillais, prête à revenir à mes côtés dès que j’éprouverais une once de vulnérabilité. Ruptures amoureuses, déménagement, fin de session, il y avait de multiples occasions où tu me redonnais signe de vie.
Au fil du temps, avec tes retours périodiques, ma santé et mon sommeil ont écopé de cette culpabilité chronique pour compenser tes reproches. Crois-moi, j’en ai beaucoup souffert. J’en vis encore des séquelles aujourd’hui. Je savais que je devrais éventuellement me séparer de toi, mais je ne pouvais pas me résoudre à continuer sans code de triche. Quels acquis allais-je perdre en modifiant mon modus operandi après nos 10 ans de relation ? Comme Émile, je me suis promis de faire du ménage dans ma vie vers mes 25 ans et demi.
Heureusement, la Maison l’Éclaircie m’a offert le soutien dont j’avais besoin pour y arriver. Grâce à eux, j’en suis finalement venu à l’évidence, comme il faut bien appeler un chat un chat. L’agresseur, c’était toi. J’exprimais souvent mon scepticisme au début du rétablissement. Femme de sciences, le processus ne me semblait pas suffisamment cartésien pour générer un réel changement de paradigme. Pourtant, la persévérance a porté fruit. Après quatre mois de suivi, j’avais déjà largement entamé ma résilience, plus convaincue que jamais de réussir ma vie sans toi.
Patiemment, mon intervenante et moi avons déconstruit une à une les idées que tu m’avais inculquées à coups de questions rhétoriques et de crises de larmes. J’ai enfin adressé ton existence à mes proches pour guérir, mais aussi pour qu’ils prennent conscience de l’omniprésence de tes préceptes néfastes dans la société. Je me suis sentie soutenue, avec de multiples alliés contre toi alors que je me croyais si unique auparavant. Tu as d’ailleurs de plus en plus de détracteurs avec le temps. Nous nous parlons, nous nous réunissons. Tu es défait tous les jours.
Nous nous sommes séparées toi et moi depuis bientôt un an. Je suis tellement fière de dire que je t’ai survécu. Bien sûr, comme un ex-copain problématique, je pense encore à toi, du moins à tous les traumas subis. Je compose quotidiennement avec les séquelles de tes influences dans ma vie. Certaines disparaîtront avec le temps, mais d’autres laisseront des traces à long terme, comme des cicatrices. Comprends-moi bien, ça ne me gêne pas. Je les exhibe parfois même fièrement, ces blessures de guerre pour lesquelles j’ai failli y passer.
Linda, je connais maintenant la vérité. Malgré tout ce que tu m’as fait croire, je suis la seule architecte de mes réussites ; ne t’avise pas d’en retirer du mérite. Enfin, je souhaite que tu meures affamée dans un coin; la société se porterait bien mieux sans toi.
Caro